Chapitre 15
Il y eut une autre série de coups de fouets, plus tard ce soir-là. Seulement, cette fois, ce fut Adam que j’entendis crier de douleur – pas même un soupçon de plaisir –, et il n’y eut pas de session de sexe ensuite. D’après moi, Adam avait dû faire pénitence pour avoir gardé ce secret crucial. J’espérais que cette expérience avait été cathartique pour Dominic.
Je n’avais pas acheté de pyjama pendant ma séance de shopping. Comme je ne tenais pas à dormir nue dans cette maison, je me pelotonnai au lit tout habillée. Je crois ne m’être jamais sentie aussi mal de toute ma vie. Mon esprit ne cessait de ressasser de quelle manière j’avais traité Brian et la dispute que j’avais générée entre Adam et Dominic. Je me demandais comment j’en étais arrivée à être aussi détestable et s’il était encore possible de changer.
J’ai dû finir par m’endormir, parce que je me retrouvai ensuite dans le salon de Lugh – ou quelle que soit la pièce que cela pouvait être.
J’étais assise sur le canapé et Lugh était installé sur la causeuse en face de moi, de l’autre côté de la table basse. Sa cheville droite était posée sur son genou gauche, ses bras étaient étalés sur le dossier de la causeuse. Il avait quitté sa tenue agressive de la veille. Le pantalon de cuir noir et les bottes semblaient être son uniforme mais, ce soir, il portait un tee-shirt noir uni. Il restait cependant à croquer, mais je ne ressentais pas l’envie irrépressible de me jeter sur lui. C’était un plus.
Ma façon naturelle d’être sur la défensive revint au galop et, avant qu’il ait la chance de parler, je lui demandai :
— Alors, tu vas me traiter de sale garce après ce que j’ai dit à Dominic ?
Il sourit légèrement.
— Je devrais ?
Je soupirai.
— Probablement.
— Tu es trop dure avec toi-même. (Sa voix était aussi épaisse et sombre que de la mélasse.) Tu ne voulais pas lui faire de mal.
Je m’enfonçai dans le canapé et croisai les bras sur ma poitrine.
— Tu es sûr ? Ce n’est pas ce que pense Adam.
— Adam te connaît à peine.
— Et tu me connais mieux ?
Question idiote. Il me connaissait certainement mieux que je ne me connaissais moi-même, même s’il était un complet étranger pour moi.
Il se contenta de sourire.
— Tu pourrais améliorer ta technique, mais ton cœur était au bon endroit.
Je me rappelai soudain ce qu’Adam avait dit, une phrase à laquelle je n’avais pas accordé d’importance sur le coup : « Si j’avais su que Lugh avait levé cette recommandation. »
Lugh avait levé la recommandation ? Comment, moi, pouvais-je être cette VIP ?
— Alors, dis-je, Adam semble penser que tu mérites d’être protégé.
Lugh fit glisser sa cheville de son genou pour poser les deux pieds au sol.
— Comme il se trouve que j’habite ton corps, j’en viens à penser que tu devrais être d’accord avec lui.
Il me sourit. C’était un sourire amical et désarmant. Mais on ne me désarme pas si facilement.
— Tu veux peut-être me dire qui tu es ?
— Pas particulièrement. Tu ne m’as pas vraiment prouvé être quelqu’un de discret.
Il marquait un point, mais j’essayai de ne pas le lui montrer.
— Étant donné toute la merde que j’ai traversée à cause de toi, je pense que j’ai le droit de savoir, quoi qu’il en soit. On m’a presque brûlée vive hier soir, si tu te rappelles.
Je pense que je marquai un point sur ce coup-là, bien que l’expression de Lugh n’ait pas vraiment changé. Penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, il me regardait comme s’il essayait de me comprendre. Son regard était d’une intensité déconcertante.
— Arrête de me regarder comme ça ! lançai-je.
Un coin de sa bouche se leva sans que cet élan se transforme en un véritable sourire.
— Je suppose que tu as le droit de savoir quel est l’enjeu.
Vu le nombre de personnes qui essayaient de me transformer en bestiole croustillante, j’avais tendance à penser que l’enjeu était assez élevé. Cependant, je gardai mon avis pour moi.
— Je t’ai dit que j’étais un réformateur, poursuivit Lugh.
Je fis un geste de la main l’invitant à continuer.
Il sembla rassembler son courage.
— Je fais peur aux miens parce que j’ai le pouvoir de mettre mes réformes en œuvre. Tu vois, je viens juste de monter sur le trône. Je suis leur roi.
Eh bien, voilà qui était sensas, aucun doute. J’étais possédée par le roi des démons ? Bon sang, je ne savais même pas qu’ils avaient un roi. Puis je pris conscience qu’il m’avait dit qu’il venait juste d’accéder au trône, ce qui signifiait qu’auparavant il avait été prince. Un prince du nom de Lugh.
Je réfléchis un instant et mon cœur cessa de battre.
Lugh éclata de rire.
— Non, je ne suis pas Lucifer, m’assura-t-il.
Soit il avait lu dans mes pensées, soit mon visage les avait laissé transparaître.
Bien que je suppose qu’une partie de cette mythologie s’inspire librement de moi.
Je ne parus pas plus rassurée pour autant. Il roula des yeux.
— Rappelle-toi, c’est la même mythologie qui raconte que les démons vivent dans les feux de l’enfer. Une partie de la population humaine nous a toujours considérés effrayants et nous a donc diffamés. Cela ne rend pas l’histoire vraie pour autant.
Il avait raison. Même si je détestais les démons, je n’avais jamais adhéré à la version « feu de l’enfer et soufre ». Aucune raison pour que cela change maintenant. J’acquiesçai pour lui confirmer que j’avais dépassé ma seconde de terreur superstitieuse.
— Mes frères ont lancé une guerre de succession, continua-t-il. Mais je suppose que, s’ils parviennent à me tuer, il n’y aura pas vraiment de guerre.
— Les frères…
Je prononçai ce mot comme une interrogation, même si j’aurais aimé pouvoir dire quelque chose de plus éloquent et de plus intelligent. Lugh acquiesça.
— J’ai deux frères. Dougal est le plus âgé. Il me succédera s’il m’arrive quelque chose. (Son regard croisa sinistrement le mien.) Mon frère cadet s’appelle Raphaël.
Bordel de merde ! Je déglutis.
— Raphaël, comme le démon qu’héberge mon frère ?
— Il semblerait, en effet.
Je fronçai les sourcils.
— Mais si c’est une guerre de succession et que Raphaël en fait partie, pourquoi ne t’a-t-il pas tout simplement tué dès la seconde où tu m’as possédée ? Tu sembles dire que j’étais trop inconsciente pour pouvoir lutter.
— C’est vrai. (Sa lèvre se retroussa de dégoût.) Entre Raphaël et moi, il y a une longue histoire d’animosité. Dougal n’est pas d’accord avec moi sur des sujets politiques mais, avec Raphaël, cela a toujours été personnel.
Les charnières de ses mâchoires ressortaient en dessinant un relief sinistre, comme s’il serrait les dents.
— Je suppose que la perspective d’une mort rapide ne l’a pas satisfait. Je soupçonne aussi que Raphaël dérange vraiment les partisans de Dougal. (Il me regarda en secouant la tête.) Je me suis toujours demandé pourquoi il n’y avait qu’une personne présente la nuit où j’ai été invoqué. Je suis prêt à parier que Raphaël a agi en solitaire pour t’utiliser comme hôte. Puisque mon désaccord avec Dougal est politique, et pas personnel, il ne m’aurait pas laissé vivre une seconde de plus que nécessaire. Raphaël, lui, tient à ce que je souffre.
Et je pensais avoir des problèmes avec mon frère ?
— Alors, si Adam et moi parvenons à mettre la main sur Andrew, seras-tu capable de chasser ton frère du corps du mien ?
Lugh me sourit.
— Non, à moins que tu aies la bonté de me laisser prendre le contrôle quand tu es éveillée. (Je frissonnai.) Mais même alors, je ne sais pas si j’en serai capable. Raphaël et moi sommes de puissance égale. Je ne sais pas lequel de nous deux serait vainqueur si nous combattions.
Je plissai les yeux.
— Et moi ? je ne pourrais pas le faire sortir de là ?
— Je crains que non, soupira Lugh. Tu es de toute évidence une exorciste expérimentée, mais Raphaël est au-delà de tes compétences.
Cela piqua ma fierté.
— On ne peut savoir avant d’avoir essayé. J’ai déjà botté le train à de puissants démons.
Il eut l’air amusé.
— J’ai le regret de t’informer que la grande majorité des démons qui traversent la Plaine de Mortels sont d’une lignée beaucoup moins élevée et moins puissante que Raphaël et moi. Tu n’as jamais affronté de démons de notre rang auparavant.
Exactement ce que je souhaitais entendre.
— Et Adam ? as-tu jamais cru qu’il était capable de t’exorciser ?
Il haussa un peu les épaules.
— Non. Mais j’espérais pouvoir lui parler. J’ai besoin d’un allié.
— Autre que moi, tu veux dire.
Ses yeux couleur d’ambre se plissèrent d’amusement.
— Es-tu mon alliée ?
— Eh bien, bon sang ! comme tu le sais, je n’ai pas vraiment le choix !
Quand il inclina la tête, une boucle de ses cheveux fabuleux glissa sur sa joue. Mes hormones en prirent note sans s’affoler.
— Un point pour toi, dit-il. Mais je soupçonne Adam d’avoir des talents et des contacts qui pourraient s’avérer utiles.
— Et tu lui fais confiance ?
En ce qui me concernait, ce n’était certainement pas le cas.
— Si je n’avais pas confiance en lui, je ne me serais pas livré à lui.
Mon cœur émit un bruit sourd.
— C’était ton idée ! C’est toi qui lui as demandé de me kidnapper et de m’enfermer.
Lugh éclata de rire.
— Non, pas de cette façon. Je lui ai demandé de t’aider et de te protéger. Il a décidé de la manière de procéder. (Me vinrent à l’esprit quelques noms d’oiseaux dont je souhaitais l’accabler, mais Lugh poursuivit aussitôt.) Vraiment, Morgane, c’est un homme bon et il te gardera en sécurité tant qu’il le pourra.
— Un homme bon ? Excuse-moi, mais tu faisais la sieste en début de soirée ?
Le haussement d’épaules de Lugh était très élégant.
— Je n’ai pas dit que c’était un homme gentil.
— Désolée, chez moi, les hommes bons ne fouettent pas leur amant.
Je porte des jugements catégoriques ? Peut-être bien. Mais cela vient du fond du cœur.
Lugh me transperça du regard.
— Même quand leur amant aime ça ?
— Même.
Il parut déçu.
— Si tu étais capable d’habiter la peau de quelqu’un d’autre comme nous, ton esprit serait moins étroit.
J’avais envie de lui dire d’aller se faire foutre, mais je ne le connaissais pas assez. Ouais, en fait, j’ai besoin de bien connaître les gens pour être grossière avec eux. J’étais sur le point de me forcer à me réveiller de mon rêve.
Je ne m’attendais pas que cela fonctionne ; pourtant, presque aussitôt, j’ouvris les yeux et me retrouvai recroquevillée en boule dans le lit. Il faisait noir dans la chambre, et mon corps était lourd d’épuisement et de sommeil interrompu. Je m’étirai, me retournai et, avant que j’aie pu me demander si j’allais rester éveillée le reste de la nuit, je me rendormis.
Je me réveillai le lendemain matin au bruit de pas dans la chambre. Je clignai des yeux et me détournai du mur.
Les pas lourds provenaient des bottes de motard d’Adam cognant sur le plancher. Je m’assis avec précaution et ne le quittai pas des yeux alors qu’il me tournait le dos, ne semblant pas tenir à regarder dans ma direction.
Il déposa un plateau sur le bureau dans un cliquètement de vaisselle et de couverts. J’avais comme l’impression qu’il était encore remonté contre moi. Je glissai mes pieds hors du lit en observant ses larges épaules tendues. Bien qu’il ait dû m’entendre remuer, il ne se retourna pas.
Le plateau déposé, il prit la tangente vers la porte. Je supposai qu’il avait prévu de sortir sans m’adresser la parole ou même jeter un regard vers moi. C’était triste à dire, mais il était ce qui se rapprochait le plus d’un ami en ce moment et j’avais besoin de lui. Je ravalai ma peur et ma fierté.
— Adam, attends, dis-je alors qu’il ouvrait ma porte.
Il se figea, la porte entrouverte, la main toujours sur la poignée. Pourtant, il refusait toujours de se tourner vers moi bien que j’aie un bon aperçu de son profil. Sa bouche était figée en une ligne austère, ses yeux étrécis, mais cela ne ressemblait pas à de la colère. Plutôt à de la douleur.
— Est-ce que j’ai causé des dégâts irréversibles ? demandai-je.
Je devais parler à voix basse pour ne pas chevroter.
En dépit des paroles d’encouragement de Lugh la nuit précédente, je me sentais encore vraiment mal à cause des ennuis que j’avais générés.
Il hésita un long moment sur le pas de la porte, puis il la referma avant de se tourner vers moi. Un muscle tressautait au coin de son œil et son visage était plus pâle que d’habitude. Pendant une demi-seconde, cela m’intrigua. Puis un soupçon s’insinua dans mon esprit.
— Est-ce que tu es blessé ? demandai-je.
Il ne répondit pas. Il n’avait pas besoin de le faire. Je me rappelai ce que j’avais entendu la nuit dernière. Je haussai les sourcils.
— Tu as eu assez de temps pour panser les plaies.
Il haussa les épaules et le mouvement lui arracha une grimace.
— Si j’avais voulu, oui.
Cette réponse m’offrit un aperçu inattendu de sa psyché.
— Est-ce que Dominic n’a pas voulu que tu te soignes ?
Il avança son menton d’un air entêté.
— Peu importe.
Ouais, je savais ce que je voyais, pas de problème. Le dégoût de soi-même : une émotion qui m’était familière. Ce qui signifiait qu’il ne m’en voulait pas autant qu’il s’en voulait à lui. Je me surpris à éprouver malgré moi de la compassion.
— Le démon de Dominic aurait pu lui dire la vérité, lui aussi. Tu n’es pas responsable de tout.
Il ferma les yeux et soupira.
— J’aurais pourtant dû lui dire. Au diable toutes nos lois ! Dom n’en aurait parlé à personne. (Il ouvrit les yeux pour me regarder.) Il se peut que je ne te pardonne jamais ta façon d’agir, mais je suis content qu’il sache la vérité.
J’acceptai ses paroles aussi dignement que possible. Je me demandais comment Adam en était arrivé à s’attacher à ce point et aussi vite à Dominic. Mais je n’étais pas suffisamment curieuse pour lui poser la question.
Une chose était certaine, j’aimais encore assez m’occuper de ce qui ne me regardait pas.
— Alors, Dominic apprécie toute cette petite comédie du martyr que tu nous joues ? lui demandai-je.
Les lèvres sensuelles d’Adam se tordirent en une horrible grimace.
— Je ferais très attention à ce que je dis, à ta place.
Son démon embrasait ses yeux.
Oh oui, je venais de toucher un point sensible, pas de doute. Une femme sensée aurait suivi son conseil. Je suppose que je ne suis pas si sensée que ça.
— Je sais que tu veux te punir, mais je ne pense pas que Dominic soit le genre de type à…
Il avança d’un pas menaçant vers moi.
— Ferme-la.
— Je le ferais si je n’avais pas besoin de ton aide, mais tu n’es d’aucune utilité, ni pour Lugh ni pour moi, si tu deviens fou. Ce que je veux juste, c’est que tu te demandes à qui tu fais le plus de mal en ne te soignant pas. Je parierais sur Dominic. Alors je te suggère de mettre un terme à cette célébration de la pitié et de guérir.
Adam avait les poings serrés de part et d’autre de son corps. L’embrasement de ses yeux était presque trop vif pour que je puisse le regarder en face.
— Va au diable !
Je haussai les épaules en prenant l’air désinvolte et insouciant alors que mes entrailles tremblaient. Adam furieux est une des choses les plus effroyables que j’aie jamais vues.
— Certains diraient que c’est déjà fait.
Je l’observai lutter contre lui-même pendant un long moment. Si la bataille prenait un mauvais tour, je devinais qu’il oublierait ses scrupules au sujet d’un éventuel accord que je pourrais lui donner afin qu’il ne me fasse pas mal. Je me sentais presque aussi mal à l’aise que lui à propos de cette histoire, mais pas assez pour me faire passer pour une martyre. Ce qui m’amène à poser cette question : pourquoi avais-je prétendu le faire ? Il y a certaines questions auxquelles je ne préfère pas réfléchir.
Le rougeoiement de ses yeux disparut enfin. Ses épaules s’affaissèrent et il secoua la tête d’un air dégoûté.
— Tu as raison. Je suis un imbécile égocentrique.
— Alors tu vas te soigner ?
Il acquiesça.
Nous sursautâmes tous les deux au bruit d’applaudissements. Nous avions dû être tous les deux si concentrés dans notre joute visuelle qu’aucun de nous n’avait remarqué que Dominic avait ouvert la porte. Ses yeux étaient plus vifs, plus vivants que je ne les avais jamais vus.
— Bravo ! dit-il en applaudissant toujours, les yeux tournés vers moi. Je n’aurais jamais pensé voir quelqu’un vaincre Adam au bras de fer.
— Va te faire foutre, rétorqua Adam sans aucune colère.
Le sourire de Dominic s’élargit.
— Quand tu veux, beau gosse.
Apparemment, il avait oublié d’être timide devant moi. J’aurais dû me sentir gênée mais je trouvais ça mignon – surtout le chagrin d’Adam. J’en déduisais que Dominic lui avait pardonné, ce qui me faisait me sentir beaucoup mieux. Je pouvais ne pas comprendre ni approuver leur relation, mais je ne voulais pas être celle qui la détruirait. Du moins, pas de cette manière.
Dominic jeta un œil vers le plateau qu’Adam avait déposé il y a des siècles. Il fronça les sourcils de manière théâtrale.
— Je vois que j’ai sué aux fourneaux pour rien. (Il regarda Adam.) Pourquoi n’invitons-nous pas notre amie à se joindre à nous pour le petit déjeuner ? Nous pourrions discuter stratégie.
Adam hésita un long moment avant d’accepter.
— Si tu veux prendre une douche et te changer avant de descendre, nous t’attendrons, dit-il. Nous serons dans la cuisine, à droite en bas de l’escalier. Tu n’as qu’à suivre l’odeur de la nourriture.
— Je vous rejoins sous peu, dis-je.
Je ne peux vous dire à quel point je me sentais mieux quand ils sortirent de la pièce sans verrouiller derrière eux.
La porte de la chambre noire était fermée quand je descendis environ vingt minutes plus tard, les cheveux mouillés et sans maquillage. Je remerciai Dieu pour cette petite faveur.
Au pied des marches, je ressentis une brève et irrépressible envie de prendre mes jambes à mon cou. Envie que je parvins à dépasser. Je ne voulais pas rester ici une minute de plus que nécessaire, mais Adam pouvait me fournir beaucoup d’informations. Du moins, s’il acceptait de m’adresser la parole.
Je trouvai facilement la cuisine. Adam, assis au bout d’une table en forme de billot de boucher, regardait Dominic cuisiner. On ne pouvait douter de la tendresse de l’expression d’Adam. Pourtant, encore une fois je ne pus m’empêcher de m’interroger. Une semaine plus tôt, Dominic était pratiquement une personne différente. Pourquoi Adam poursuivait-il sa relation avec l’hôte de son amant ? J’aurais pensé que c’était par pitié, mais cela n’y ressemblait pas du tout.
Quand Adam m’aperçut, l’expression de son visage se refroidit considérablement. Il se redressa sur sa chaise en perdant son air détendu et confortable. C’est fou comme je me sentais la bienvenue.
Dominic fut nettement plus chaleureux. Il me sourit par-dessus son épaule.
— Assieds-toi. C’est presque prêt et il y a du café.
Les mains occupées au-dessus de la cuisinière, il me désigna l’endroit du coude.
Je me versai de bonne grâce un café, mais j’hésitai quand il s’agit de m’asseoir. Je voulais être aussi loin que possible d’Adam et son air sombre, ce qui signifiait en face de lui, à l’autre bout de la table. Je décidai de m’appuyer d’une hanche contre le comptoir en entourant mon mug des deux mains. Le café était délicieux. D’après le goût, un truc cher et fraîchement moulu.
Dominic quitta les fourneaux et déposa trois assiettes sur la table. Il s’assit à droite d’Adam, je n’avais plus le choix.
Un silence tendu et gêné enveloppa la pièce quand je m’installai. Quatre tranches de pain toasté saupoudré de sucre glace fumaient de façon appétissante. Je humai les arômes de vanille et de cannelle et ma bouche se mit à saliver obligeamment. Dommage que mon estomac fut serré comme un poing.
Adam noya son toast dans du sirop d’érable et commença à l’engloutir comme s’il n’avait pas conscience de la tension. Son regard prudent me convainquit qu’il en était aussi conscient que moi.
— Alors, dit Dominic de façon un peu trop joyeuse, comme s’il forçait tout le monde à se mettre à l’aise, où en étions-nous ?
Il me passa le sirop d’érable. J’en versai docilement sur mes toasts en craignant que mon estomac noué ne me permette pas de manger.
— Comment ça ? grogna Adam.
Il se concentrait presque entièrement sur son assiette.
— Je veux dire, quel est le plan ? Cacher et protéger Morgane, c’est bien, mais ce n’est pas une solution à long terme.
Adam laissa tomber sa fourchette, qui cliqueta dans son assiette bien qu’il reste encore une bonne portion de nourriture. Il me considéra avec un regard définitivement hostile.
— Juste pour que ce soit clair pour tout le monde, dit-il d’une voix agréable tandis que son visage demeurait désagréable, nous cachons et protégeons Lugh, pas Morgane.
Je ne pus m’empêcher de grimacer, même si j’avais moi-même fait cette distinction la veille. Cela me donnait encore plus envie de m’excuser, mais je ne le fis pas. D’abord, je suis têtue. Ensuite, je ne pensais pas que cela arrangerait la situation. Je n’étais pas certaine qu’Adam me haïsse réellement, mais il me détestait sans aucun doute.
— Ne joue pas au con, dit Dominic qui me surprit.
J’avais eu l’impression qu’il était trop respectueux et trop soumis pour défier Adam aussi directement.
De manière encore plus surprenante, Adam l’écouta.
— Désolé, marmonna-t-il en ramassant sa fourchette pour piquer un morceau de toast.
Dominic me sourit.
— Mange avant que cela refroidisse. Les Italiens le prennent très mal quand les gens n’apprécient pas leur cuisine.
Le nœud de mon estomac se détendit un peu et j’avalai une bouchée. Il ne fallut que cette bouchée. Au diable la tension, c’était trop bon pour que je n’y touche pas. Peut-être était-ce pour cela qu’Adam aimait tellement Dominic.
— Ouah, dis-je en dégustant les saveurs délicates. C’est délicieux.
Adam continuait à se bâfrer comme un porc devant son auge.
— Tu devrais ralentir un peu pour vraiment apprécier. Tu ne sais pas ce que tu manques, lui lançai-je au péril de ma vie.
Il se pétrifia, la fourchette à quelques centimètres de la bouche, son regard visiblement choqué rivé au mien. Ouais, j’avais un sacré culot de me payer sa tête en un moment pareil. Je ne pouvais pas m’en empêcher.
Finalement, il roula des yeux et une esquisse de sourire étira les coins de sa bouche. Il posa sa fourchette et découpa en deux le morceau monstrueux qu’il s’était apprêté à enfourner.
— C’est mieux comme ça ? demanda-t-il.
J’acquiesçai, et Dominic m’adressa un autre de ses fabuleux sourires. Il semblait m’apprécier beaucoup plus qu’Adam.
— Alors, dit Dominic, essayons encore une fois. Quelle est la prochaine étape ?
Je me serais contentée de déjeuner en paix en savourant la nourriture délicieuse, mais je suppose qu’élaborer un plan était plus important. Maintenant, si j’avais seulement une idée de ce qu’il fallait faire…
Adam me regarda.
— Je n’ai pas eu beaucoup le temps de parler à Lugh hier. Tu peux me donner un récapitulatif confidentiel de tout ce qui s’est passé ?
Je n’avais toujours pas confiance en lui mais, si je ne lui disais rien, il pouvait très bien me mettre une nouvelle fois KO pour avoir une nouvelle discussion avec Lugh. Je lui exposai donc tout ce que je savais, y compris la douloureuse vérité concernant Val.
Nos assiettes étaient vides à la fin de mon compte-rendu. Dominic débarrassa la table puis revint remplir les tasses de café. Je ne me sentais pas à l’aise qu’il s’occupe de moi comme ça. Cependant, je connaissais assez la nature humaine pour savoir que discuter ne servirait à rien.
Dominic reprit sa place en fronçant les sourcils.
— Pourquoi Andrew essaierait-il de te faire coincer pour meurtre ? Difficile de te brûler vive si tu es en prison.
Je n’y avais pas pensé. Adam sourit d’un air sinistre.
— Si Morgane disparaissait mystérieusement alors qu’elle est en liberté sous caution, qu’est-ce que la police penserait qui lui est arrivé ?
— Oh, fit Dominic.
Charmant. J’étais contente de voir que mes ennemis étaient si pointilleux et si organisés. Quitte à avoir des ennemis, j’aurais préféré qu’ils soient brouillons et stupides.
— Jusque-là, continua Adam, nous avons Andrew, Valerie et trois hommes masqués non identifiés sur notre liste des ennemis. Mais combien sont-ils en tout ? Quelle est l’ampleur de ce complot ?
Je réfléchis à cette question.
— Lugh a dit que cela avait à voir avec une guerre de succession. Si c’est le cas, je dirais que c’est assez important.
Adam acquiesça.
— Ouais. Et coincer quelques fantassins ne suffira pas. Nous devons découvrir qui est à la tête de tout cela.
— Ce ne serait pas Andrew ? Raphaël ?
— Peut-être, mais j’en doute. S’il était à la tête de ce complot, il n’aurait pas essayé de te cacher que tu hébergeais Lugh. Un des avantages d’être le chef, tu sais ?
Plus j’y pensais, moins cela me plaisait. Moins il y avait de méchants qui voulaient ma peau, mieux je me portais. Là, Adam était en train de me dire qu’ils étaient certainement beaucoup plus nombreux que nous ne le pensions. Ce n’était pas vraiment une pensée agréable.
— Peut-être devrais-tu avoir une conversation innocente avec ton amie Valerie, suggéra Dominic.
— Exactement ce à quoi je pensais, dit Adam.
Mon estomac fit encore une fois des nœuds. Je faisais de mon mieux pour éviter de penser à la trahison de Valerie. Je savais que je devrais affronter mes sentiments à ce sujet un jour ou l’autre et que, le moment venu, je passerais un mauvais quart d’heure.
— Pourquoi ne l’appelles-tu pas ? suggéra Adam. Demande-lui de te retrouver ici.
J’écarquillai les yeux.
— Et comment je vais lui expliquer de me retrouver au domicile du directeur des Forces spéciales ?
— Je suis sûr que tu peux trouver une raison.
Il se pencha en avant, un coude appuyé sur la table, le menton sur son poing.
— Tu peux lui dire que tu as décidé de quitter ton petit ami pour moi.
Dominic éclata de rire en secouant la tête. Je résistai à l’envie de balancer un coup de pied à Adam sous la table.
— Ah ah, très marrant. Plaisanterie mise à part, je pense qu’il vaut mieux que je rencontre Val dans un lieu public.
Je me demandai pourquoi Adam voulait qu’elle vienne chez lui et n’aimai pas du tout les réponses qui me vinrent.
Il se redressa sur sa chaise, le visage de nouveau neutre.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Nous devons contrôler le lieu de rendez-vous et nous assurer qu’elle ne viendra pas avec du renfort.
— Elle ne va pas me brûler vive dans un lieu public, renfort ou pas. De plus, il se peut qu’elle n’ait rien à voir avec tout ça. Elle m’a peut-être dit la vérité.
Je n’y croyais pas vraiment, mais je m’efforçais de m’autoriser à espérer que ce soit le cas.
Sans défier mes illusions, le regard qu’Adam m’adressa exprimait tout à fait le fond de sa pensée.
— S’il ne s’agit que de vous rencontrer dans un endroit public, pourquoi penses-tu qu’elle te dira quoi que ce soit ? Elle va clamer son innocence, et tu tiens tellement à y croire que tu vas t’en persuader.
Ma colère voulut faire une apparition, mais je parvins à la refouler. Il avait raison, mais je ne voulais pas faire venir Val chez Adam. Quelque chose me disait que je n’allais pas apprécier ses techniques d’interrogatoire.
— Je vais lui demander de me retrouver pour déjeuner au terminal de Reading, dis-je. Si je n’arrive pas à découvrir quoi que ce soit, alors nous passerons au plan B.
Adam eut l’air exaspéré.
— Et après votre gentil déjeuner, quand elle saura que tu la soupçonnes, quelles sont les chances à ton avis qu’elle accepte de venir ici pour répondre à d’autres questions ?
Ce n’était pas le moment de mâcher mes mots.
— Ne compte pas sur moi pour l’attirer ici afin que tu puisses lui soutirer des informations sous la torture. Ne me dis pas que ce n’est pas ce que tu as en tête. Je la retrouve pour déjeuner, ou nous élaborons un autre plan.
— Tu es folle.
— Eh bien, toi, tu es…
— Morgane, m’interrompit Dominic en posant une main sur mon bras.
Je serrai les dents et jetai un regard furieux sur sa main jusqu’à ce qu’il la retire. Dominic avait reçu le message. Ravalant mon opinion sur Adam, je croisai mes mains sur ma poitrine dans l’attitude classique du « je ne suis pas ouverte à tes propositions ».
Adam repoussa sa chaise de la table si violemment que la vaisselle cliqueta.
— Bien ! Fais comme tu l’entends. Mais quand ils te coinceront et que tu te retrouveras sur le bûcher, ne viens pas me reprocher quoi que ce soit !
Il sortit de la pièce en tapant des pieds comme un gamin en pleine crise. Je me demandais vraiment ce que Dominic lui trouvait. Il me suffisait de cinq minutes de conversation pour avoir envie de tirer une balle dans sa tête de lard.
— Bon, fit Dominic avec un petit sourire, je suis content de voir qu’Adam et toi vous êtes réconciliés.
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— Ouais. Nous sommes les meilleurs amis du monde, maintenant.
— Tu veux que je vienne avec toi quand tu iras retrouver Valerie ? Si elle vient avec du renfort, ce ne serait pas une mauvaise idée que tu en aies aussi, non ?
Sa proposition me toucha, particulièrement étant donné ce que je lui avais fait.
— C’est très gentil de ta part, Dominic, mais je crois que c’est quelque chose que je dois faire toute seule. (Ma gorge se serra.) C’est ma meilleure amie depuis le lycée. J’ai besoin de comprendre ce qu’elle a fait, tu vois ?
Il acquiesça.
— Laisse-moi au moins de donner un Taser, juste au cas où.
Je haussai un sourcil.
— Pourquoi as-tu un Taser ?
Il éclata de rire.
— Je n’en ai pas mais Adam, si. Je suis sûre qu’il ne t’en voudra pas si tu le lui empruntes, tant qu’il ne le sait pas.
Je commençais vraiment à apprécier Dominic. Si j’avais pu oublier qu’il avait des goûts un peu malsains, j’aurais même pu envisager qu’on soit amis.
— Merci, Dominic. Tu es vraiment un type bien.
Ma remarque sembla à la fois lui faire plaisir et l’embarrasser. Il marmonna quelque chose que je ne compris pas vraiment, certainement pour se dénigrer, puis il se glissa hors de la cuisine pour aller subtiliser le Taser.